Nationalité française
Né en 1972 à Strasbourg (France)
Vit et travaille à Paris (France)
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Entretien avec l'artiste - juillet 2008

Biographie

Le monde visuel et sonore d’Emmanuel Lagarrigue, entre chien et loup, plonge tout visiteur qui s’aventure entre les filaments graciles de ses paysages colorés et synthétiques, autant d’univers où les histoires ne se racontent que par bribes, dans une instabilité sentimentale et intime. L’artiste n’est pas versatile, il adapte à chacune de ses intuitions, des propositions visuelles et sonores — sculptures, installations, performances, vidéos — s’entendent pour toucher ces cibles émouvantes. Il architecture des labyrinthes d’expression aux parois invisibles mais sensibles dans lesquelles il guide son visiteur pour le conduire à trouver les réponses en lui-même, sur un mode dialectique intimiste, précis tout en restant timide, sans autoritarisme. En sachant manier la sensibilité sans mièvrerie, Emmanuel Lagarrigue sait ciseler les sons, les voix, les mots et les accorder avec une simplicité radicale à des dispositifs de fils audio, de mini haut-parleurs. Dans les espaces d’exposition qu’il a déjà investis, se dessinent ses dispositifs tantôt autonomes, tantôt envahissants, à la prégnance imparable. Cet entretien revient notamment sur l’une des premières expositions monographiques d’Emmanuel Lagarrigue (2004) ; puis Sur le fil, pièce monumentale de dix-huit mètres de long produite à l’Institut français de Prague (2005) ; sur la pièce circulaire et secrète I Know a ghost will walk through walls montrée à la galerie Anne Barrault (2006) ; à la torpeur bleue d’I never dream otherwise than awake et la dureté résistante de la boîte noire de It was the sound which vibrated this life exposées à la galerie Alain Gutharc (2006) ; et enfin à l’environnement lumineux, sonore et vidéo de This isn’t just in your mind déployé au Micro-Onde à Vélizy (2007).



Bénédicte Ramade : Comment travailles-tu Emmanuel ? Quelles sont tes sources et comment les architectures-tu entre elles ?

Emmanuel Lagarrigue : Lorsqu’une pièce inclut une part de voix, je fonctionne parfois à partir de sources sonores tirées de films, de lectures de disques ou de livres. En revanche, je n’emprunte jamais de sources sonores ou musicales. Toute la musique présente dans mes installations et mes vidéos est intégralement composée, sans sampling. Même les voix que je récupère dans des films, des textes ou des lectures, sont systématiquement prises sans arrière-plan musical, car la voix est déjà un élément très chargé. Sa qualité et ce qu’elle dit amènent déjà beaucoup. Je n’ai pas envie qu’une ambiance musicale trop référencée s’y surajoute. La voix d’un acteur peut parfois être facilement reconnaissable, cela suffit largement comme apport extérieur. Je ne cherche pas à réaliser des « blind-test » géants.

BR : Ce choix précède l’idée de la pièce ? Tu constitues une sorte de base de données ?

EL : Non, cela se passe en deux temps. L’idée d’une pièce est quasiment toujours autonome. Dans un premier temps, j’élabore les aspects visuels, d’installation, de son, de discours, de gestion des espaces. Ensuite, si cette pièce nécessite d’utiliser des voix particulières, j’entame la recherche. Elle se nourrit de tout ce que je vois, tout ce que j’ingurgite en permanence, cinéma, littérature, etc. Je replonge dans cette masse en fonctionnant uniquement sur mes souvenirs. Je ne prends jamais de notes lorsque je vois un film ou je lis un livre, je ne m’arrête pas à un endroit précis en me disant que je pourrais l’utiliser plus tard. La plupart du temps, mon travail engage les visiteurs à s’ouvrir à un vécu, une expérience particulière, leur demande de se projeter. Je pense que cela doit fonctionner de la même manière pour moi. Lorsque j’appréhende un texte, un disque, un film, je m’y livre complètement et non dans l’optique de le réutiliser éventuellement.

BR : Est-ce que tu peux nous parler du processus de This isn’t just in your mind ? L’idée n’étant pas de connaître tes sources mais de comprendre ta

EL : Pour This isn’t just in your mind, des sources, il y en a beaucoup. La pièce est complètement construite sur l’idée du rôle que joue l’espace domestique dans la construction de soi, des rapports humains, sociaux, amicaux, familiaux. Je suis parti d’images que j’avais trouvées sur internet, d’images de maisons que leurs locataires ont mis en ligne pour une raison que j’ai du mal à comprendre. C’est étrange. L’espace privé, l’espace intime, normalement protégé, s’expose ainsi au regard de n’importe qui, devient un espace public et disponible. Je me demandais ce qui pouvait rester d’intime, de personnel ou de vécu, une fois qu’il était livré de la sorte. J’ai accumulé ces images, dans une sorte de pratique de collection, sans réussir à élucider ce trouble. L’accumulation était alors la seule réponse que je pouvais trouver à cette question que ces images me posaient, à cette façon de livrer son espace intime. Cette accumulation s’est transformée en une immense base de données que j’ai décidé de livrer au regard de manière continue…

BR : Tu avais une méthode de recherche ?

EL : Je tapais tout simplement « maison », « my house », « home », « mi casa », etc., sur des moteurs de recherche. Très rapidement, on obtient une quantité d’images de ce type.

BR : Comme j’étais en train de concevoir mentalement toute l’exposition autour de cette idée, j’ai commencé à repenser à certains films qui m’avaient marqué parce qu’ils jouaient sur une détermination par l’espace domestique. Le déclencheur fut Intérieurs de Woody Allen, où une mère phagocyte ses filles et prend une emprise phénoménale sur elles, à travers l’espace domestique. Elle se décrète décoratrice d’intérieur et prend possession de leur espace, tant mental que domestique, et les annihile en refaisant toute la décoration, en ne leur laissant aucune marge, aucune possibilité d’exister dans leur propre maison. À partir de là, j’ai cherché, par souvenirs interposés, d’autres films où j’avais pu réagir à de tels thèmes, des citations.

BR : Comment travailles-tu ensuite ces citations avec ton intervention sonore et musicale ?

EL : Les voix sont utilisées telles quelles, sans arrière-plan sonore. Pour la partie musicale de cette pièce-là, l’espace étant très particulier, très grand — une maison peut sans difficulté « tenir » à l’intérieur — j’avais envie d’un son très prégnant et englobant. J’ai pris le parti de faire venir la partie sonore, et principalement musicale, du sommet de l’espace. La musique que j’ai composée est diffusée à 6 ou 7 mètres du sol en direction des spectateurs. Elle est à la fois relativement douce dans son tempo, lente, très hypnotique et presque inquiétante. Elle exerce une légère pression sur le spectateur, un peu à la manière des musiques d’Angelo Badalamenti dans les films de David Lynch. Je voulais que l’espace soit unifié par le son de cette musique avant d’être séparé par les images vidéo de ces maisons, leurs formats, et les voix désynchronisées les unes par rapport aux autres et qui se chevauchent, diffusées par les dizaines de petits haut-parleurs posés au sol. Il fallait un élément qui puisse unifier l’ensemble, et cette bande musicale est spécialement composée pour ce « rôle ».

BR : La bande musicale agirait comme une ligne de dramaturgie même si il n’existe pas de narration précise ? Elle agit quasiment comme un scénario ?

EL : Oui, c’est elle qui gère le déroulement narratif même si en soi il n’y a pas de déroulement narratif au sens classique du terme. Elle gère le développement de l’ambiance, de la sensation, des effets que la pièce va provoquer.

BR : This isn’t just in your mind réintègre l’image après plusieurs installations qui en étaient dépourvues. Comment s’articulent les images intrinsèques aux voix, induites par les bribes de dialogue, à celles orchestrées à partir de ta base de données ?

EL : L’intégration de ces « images » les unes aux autres,chiques ou physiques, fait partie de mes attentes pour ce genre d’installation. J’espère que le spectateur pourra s’ouvrir suffisamment pour que « mes » images se mélangent directement aux siennes. J’essaye de le placer dans une situation où il soit capable d’avoir une attention suffisamment libre à tous les événements qui ont lieu, tant visuels, lumineux que sonores, textuels et psychologiques. J’aimerais qu’il les laisse advenir pour ensuite les mélanger au reste. Je ne sais pas dans quelle mesure cela se réalise totalement ou partiellement chez chacun mais c’est ce que j’espère. Si j’utilise une voix ou un extrait, cela peut être pour son sens, son contenu, et à d’autres moments pour son pouvoir évocateur. La transmission d’une intimité, d’une réaction intime, personnelle, est une question centrale dans mon travail : comment vont pouvoir se transmettre, se déformer et se partager, des éléments aussi instables, dans le cadre d’une installation ou d’une exposition.

BR : L’organisation des images physiques, comment est-elle structurée ?

EL : La grande projection est effectuée sur une paroi construite spécialement, quasiment au milieu de l’espace, dont les dimensions pourraient être celles du mur d’un salon.

Dans une réflexion sur l’espace domestique, sur l’habitat individuel, je voulais que le seul élément physique soit ce mur et projeter dessus ces images qui parlent de l’espace domestique. L’idée était de laisser l’espace presque vide et de le structurer autrement.

La musique vient par le plafond, l’image sur le mur de face, les voix sont émises par le sol et les côtés, et sur le dernier mur, il y a un encore de ces images, multipliées. J’avais l’idée d’une machine folle qui chercherait sans fin — sans finalité et sans arrêt — dans cette profusion d’images. Il était donc logique de la faire se multiplier elle-même à travers une recherche désynchronisée et multiple.

BR : Comme si ce programme avait une autonomie, une conscience… It was the sound which vibrated this life agissait aussi comme un subconscient. Ce sont des œuvres qui se complètent ?

EL : Il y a effectivement dans ces deux œuvres cette même dimension de penser la pièce comme une sorte de machine qui se nourrirait de ce qu’on amène avec soi, comme une structure productive. Qui pourrait même avoir une tentation à l’autosuffisance, même si cela ne peut l’amener qu’absolument nulle part, dans une boucle sans fin, tautologique. C’est la présence des spectateurs, ce qu’ils amènent avec eux, qui doit pouvoir briser ce risque.

BR : Cette qualité d’autosuffisance matricielle était davantage induite par la forme dans It was the sound which vibrated this life ?

EL : Parce qu’il y avait un côté trou noir, absorption de matière. D’une certaine manière, on peut se dire que dans This isn’t just in your mind, c’est un peu comme si on était rentré dans la boîte noire. Comme si on avait passé cette paroi noire et brillante — aspiré à l’intérieur —, et que l’on se retrouvait avec tous ces éléments absorbés et diffusés sur toutes les faces de la boîte, ces images, ce son, ces voix en bas, cette musique en haut… qui tournent en permanence.

BR : Tu parlais de parois. À Vélizy, une partie de l’espace du Micro-Onde est vitrée et tu l’as recouverte d’une gélatine rouge. Comment agit cette pellicule rouge, comme un filtre fictionnel, comme un moyen de s’extraire de la vie pour s’enfoncer dans cette matrice ?

EL : La gélatine déréalise l’extérieur, composé d’habitats collectifs. Je ne voulais pas opacifier cette façade vitrée et me couper de l’environnement, mais je ne voulais pas non plus qu’il ait une trop forte présence, qu’il « entre » dans la pièce. J’ai choisi cette couleur parce qu’elle n’est pas juste une dominante qui teinte la réalité. Je voulais quelque chose qui « l’étrangéifie » véritablement. Ce magenta très soutenu a la qualité de donner une impression d’ensemble très forte suurface. Il donne un aspect vaguement inquiétant, relié à la qualité de la musique composée dans ce dessein.

BR : Dans I never dream otherwise than awake, la couleur donnait une inflexion assez différente ?

EL : C’était presque l’inverse car le bleu fonctionnait comme un horizon absolu. La couleur émanait de tubes fluorescents posés à 5 cm du sol qui ceignaient l’intégralité de l’espace dans lequel on évoluait. La lumière — comme le son — fonctionnaient à la manière d’une ligne d’horizon perpétuelle. En regardant l’une des structures qui pendaient du plafond, il n’était jamais possible de faire abstraction de l’ensemble. Ces structures étant très légères visuellement, elles étaient nécessairement traversées et perturbées par cet horizon bleu et lumineux en arrière-plan. Dans I never dream otherwise than awake, le son fonctionne un peu de la même manière qu’avec This isn’t just in your mind. La partie musicale donne une coloration générale et provient du pourtour de l’espace. Mais il « pénètre » davantage dans les voix, musicalement et plastiquement.

BR : Le son architecture l’espace ?

EL : Je le ressens de plus en plus comme une forme de sculpture. Le son modèle l’espace.

On peut le noter plus fortement sur les dernières pièces parce qu’elles fonctionnent à des échelles plus grandes. It was the sound which vibrated this life a aussi cette qualité pour moi. Il y a une différence par rapport à d’autres pièces, qui sont très légères et cristallines, au niveau du son lui-même, très léger, presque insensible. J’ai désormais aussi envie d’utiliser différemment la puissance du son.

BR : Dans I never dream otherwise than awake, le processus de travail était très différent car tu n’as pas utilisé de sources préfabriquées et cinématographiques, tu es parti dans une demande spécifique ?

EL : J’avais vraiment envie et besoin de réintégrer des échanges humains dans la construction d’une pièce. Avec toutes ces questions que je me pose, sur l’intime, la construction du rapport à l’autre, j’avais envie de les mettre à l’épreuve différemment, j’avais besoin de réintégrer une dimension plus directe. J’ai demandé à des personnes proches de moi d’accepter de les enregistrer pendant qu’elles fredonnaient des chansons de leur choix. Cette matière m’était confiée — le mot confiance n’est pas ici un vain mot — avec la liberté d’en faire ce que je voulais. Pour chacune des chansons, j’ai découpé ce qui avait été fredonné en de multiples morceaux que j’ai ensuite ré-agencés. Puis j’ai composé pour chacune d’entre elles des bribes de mélodies, sans rapport avec la chanson fredonnée, comme si elles avaient, elles aussi, été découpées.

BR : Tu as veillé à ce qu’on ne puisse pas identifier la chanson ?

EL : Je voulais éviter le côté karaoké, même si on reconnait bien sûr parfois la chanson…

BR : …comme avec les extraits de films ?

EL : Oui, de manière très fugace. Dès qu’elle était trop reconnaissable, je me débrouillais toujours pour couper et qu’on ne puisse pas l’entonner en chœur. Les fragments de voix et de compositions se mélangeaient dans l’espace à la bande-son diffusée à la périphérie. Il était important que celle-ci vienne de partout, comme la lumière bleue, grâce à un système qui ne permet pas de localiser la source. On écoute habituellement de la musique ou du son à partir d’un, au maximum de deux points fixes, télé ou haut-parleurs. On a des habitudes perceptives qui sont très ancrées et très peu conscientisées. Dans beaucoup de pièces et de dispositifs que j’ai faits précédemment, j’ai travaillé sur des sources de diffusion différentes, depuis le sol ou le plafond, dispatchées ou pas, très localisées ou non. La perception et la réaction au son sont très différentes selon l’appréhension physique, ce qui est très logique. Et cela peut servir le propos et l’ambition d’une pièce particulière.

BR : I know a ghost a encore un autre fonctionnement. Tu es parti d’un texte que tu as rédigé toi-même, lu d’une façon très particulière, sans expiration de l’air, entraînant la quasi disparition du texte.

Qu’est-ce que tu recherches dans cette disparition ?

EL : Je voulais que cette pièce fonctionne comme une interrogation, presque un piège. Elle est très légère visuellement avec ses fils très fins qui pendent. Elle peut presque disparaître devant un fond chargé. Je voulais qu’en l’approchant, le spectateur puisse reconnaître une voix qui parle. On entend les bruits de bouche, de gorge, les percussives. Parler sans laisser passer le souffle ne fait pas vibrer les cordes vocales, le discours est donc articulé mais sans corps, incompréhensible. En revanche, on reconnaît une voix qui parle. Elle induit une réaction chez le spectateur — qui s’est avéré être celle que j’espérais — une circulation : faire le tour de ce cercle pour essayer de voir s’il y a autre chose à entendre et se poser la question de la pénétrabilité de la pièce, de ce qu’elle pourrait contenir en son centre. Je voulais que les spectateurs soient actifs, et jouer sur cette peur de l’œuvre d’art intouchable. Cette œuvre se présente comme très autonome, elle peut donner cette image, mais en même temps, elle est très frustrante si on reste là. Je voulais susciter cette envie de passer le rideau. La voix servait à créer ce point de fuite.

BR : Tu t’effaces de plus en plus de tes pièces, qu’exprimes-tu par ce retrait ?

EL : Je ne sais pas si c’est un mouvement à sens unique. Pendant quelques temps, j’ai fait des pièces en m’utilisant physiquement dans leur conception et dans leur préparation puis j’ai ressenti le besoin et l’envie de les ouvrir davantage. Mais à l’époque où j’utilisais plus d’éléments personnels, cela n’a jamais été dans l’idée de l’autoportrait. J’étais un modèle comme un autre, sans aucune volonté de figuration particulière. Il s’agit « d’une » silhouette, « d’un » visage, pas des miens en particulier.

BR : Tu parlais du soin que tu accordes à la spatialisation du son, il a un danger, la tentation du décor. Comment y résister dans une pièce monumentale de 18 mètres de long comme Sur le fil ?

EL : L’idée du décor est juste. C’est un risque toujours présent et très dangereux…

BR : … notamment avec le son dans l’art contemporain…

EL : Oui, il y a toujours le risque d’aller vers le « son et lumière », avec sa grandiloquence et son maniérisme. Forcément, je réfléchis à ces données. L’espace de Prague étant très difficile, je ne pouvais intervenir à une échelle monumentale qu’avec une proposition très simple, presque dépouillée : une seule ligne, déterminée par un détail architectural (un décrochement de plafond). Elle compose cette intervention, très fine et verticale, avec ses fils qui pendaient et construisaient comme un rideau, une cascade. La transparence était très importante, donnée par des fils très fins et brillants. La pièce était très présente par l’échelle dans l’espace et en même temps, quasiment absente. Seuls certains points de vue permettaient d’essayer une reconstitution de l’ensemble, qui se muait alors en barrière. Cela générait aussi un vécu et une circulation spécifiques des spectateurs pour percevoir, s’approprier et transformer la pièce. On est en cela très proche de la démarche de l’art minimal. Pour moi, le son induit de l’appréhension, du vécu. Dans mes pièces, le vocabulaire formel est réduit au minimum, des haut-parleurs et du fil, des volumes très simples... Mais si j’accorde une grande importance à la qualité plastique des pièces, il ne s’agit pas d’un travail formel, que ce soit sur la sculpture ou sur la musique.

BR : La difficulté de dialoguer ensemble semble émailler la plupart de tes pièces ?

EL : C’est le cas dans la vie, non ? J’ai envie de rendre concrètes de telles situations, pour en dépasser la pénibilité. Si ces pièces montrent des difficultés de commu de proximité, elles en appellent surtout à l’appropriation, à un rapprochement et un partage des expériences. J’espère qu’elles permettent de dépasser ce constat.

BR : Disturbance est composé à partir de textes de Chloé Delaume, Régis Jauffret, Tony Duvert, Sylvie Gracié, Christophe Honoré, Bernie Bonvoisin, Dennis Cooper, dans cette optique ?

EL : Je réfléchissais à un personnage qui aurait du mal à se situer par rapport à la réalité et à sa propre existence. À un personnage à qui il manquerait toujours un de ces deux éléments du dialogue, mais sans que ce ne soit jamais le même. J’ai recherché cette quinzaine de fragments de textes qui m’avaient marqué puis je les ai remontés ensemble pour composer une nouvelle narration, presque crédible. Il en résulte une absence alternée perpétuelle. Et le spectateur est ainsi appelé à prendre l’une de ces places manquantes.

BR : La forme physique de la pièce est très différente de celles que tu développes aujourd’hui ?

EL : Elle a une forme diffuse, informe. Elle se répand sur les murs, et s’en détache aussi. Il y a un aspect de volume et de forme mais diffus, elle prend appui sur le mur autant qu’elle s’en détache. Cette frontière mouvante rejoint le flou du narrateur par rapport à la réalité, il y a presque un parallèle entre les deux. Mais en même temps l’idée de chaque pièce détermine un son, une forme spécifique. Je ne suis pas sûr que l’on puisse avoir une lecture évolutive des formes que prennent les pièces.

BR : Il y a un changement quasi symbolique dans les titres. Tu as démarré avec De vous à moi, Soliloque, Sur le fil, puis tu es passé à des titres très complexes et longs, qui empruntent même à des chansons, certaines phrases. Que traduit ce changement ?

EL : Dans les pièces plus récentes, les titres sont effectivement plus intrigants. Depuis quelques œuvres, il m’arrive d’utiliser des phrases extraites de textes ou de chansons qui m’ont particulièrement marqués (même si pour I never dream otherwise than awake, le titre est bien de moi). Elles fonctionnent comme les extraits que j’utilise parfois. J’ai commencé avec une chanson de David Sanson que je n’arrivais pas à me sortir de l’esprit en travaillant sur une œuvre, With memory we feed the time back. Je lui ai demandé l’autorisation de l’utiliser et cela a déclenché l’idée de fonctionner pour le titre comme je fonctionne parfois pour les pièces. Sans que cela soit pour autant une règle absolue.

BR : Tu fonctionnes par prégnance ?

EL : Oui, tout à fait, sur des souvenirs très durables. Je leur permets de sortir. Tout est mêlé à un vécu.

BR : Dans It was the sound which vibrated this life, tu pars de John Cage et tu utilises la phrase suivante, extraite d’un film : « on n’est pas coupable de ce qui se passe dans un cauchemar ». Je ne veux pas connaître tes sources mais sa raison ?

EL : Le titre est une citation d’un travail de Cage dont j’ai utilisé la voix comme fil rouge sur cette pièce. L’œuvre de Cage est une lecture basée sur des textes de Thoreau qu’il avait découpés au hasard. J’ai centré cette pièce sur le contact : humain, physique, avec la nature, mais aussi la surface de contact, le contact qui produit le son. Dans le texte de Cage, de nombreux passages y faisaient référence. Le cauchemar comme le rêve représentent la surface de contact entre la réalité et l’inconscient. L’image produite résulte de ce contact. Cet extrait arrive à la fin. « On n’est pas coupable de ce qui se passe dans un cauchemar », cette ambiguïté m’intéressait comme une fausse ponctuation finale.




Extrait de l’entretien réalisé par Bénédicte Ramade, publié dans Emmanuel Lagarrigue, In Other worlds we would have been in love, Sémiose éditions, Paris, 2007