DIAL H-I-S-T-O-R-Y, 1997
1 vidéoprojecteur, 4 haut-parleurs,
1 bande vidéo, couleur, son stéréo (anglais, français), 68’
- Prends garde! A jouer au fantôme, on le devient est une vidéothèque mobile constituée de films, de documentaires, de vidéos d'artistes, de publicités ou de séries. Sur quels critères s'appuie la programmation des vidéos?
- La programmation, que Herman Asselberghs et moi établissons, dépend à la fois des caractéristiques locales et des possibilités offertes par le contexte de présentation. Par exemple, lors de sa présentation au Centre Georges Pompidou, la sélection vidéo comprenait un chapitre intitulé "les Français chez eux". D'autre part, le fonds vidéo n'est pas systématiquement réemployé. A Berlin, la programmation s'articulait autour du Magicien d'Oz et la vidéothèque s'est intitulée Dorothy Doesn't Live Here Anymore. Dial H-I-S-T-O-R-Y était présenté et confronté à Air Force One, à des épisodes de la série Airport ou encore à des publicités d'une compagnie aérienne. Il y a donc à la fois des programmations différentes et différents modèles de vidéothèque proposés. Le dispositif lui-même est évolutif. A Genève, la vidéothèque était présentée dans un hôtel. A Berlin, c'était une maison juste à l'ancienne frontière est/ouest. J'y ai d'ailleurs mis une partie de ma bibliothèque personnelle à disposition du public. D'une manière générale, j'aime les lieux qui débordent de l'art. En septembre prochain, la vidéothèque sera présentée dans une prison, en Allemagne.
- Le site web à l'occasion de la Documenta offrait une autre appréciation de l'organisation des vidéos, de leur circulation à l'intérieur du système que vous avez mis en place, parce que les liens hypertextes permettaient de se déplacer de références en commentaires, en passant par les présentations des films.
- Oui, les deux sont complémentaires. Disons que la vidéothèque suppose les mômes possibilités d'association et de recoupement que le web, mais dans une version low-tech. Le VHS est un support domestique et nostalgique, d'accès facile et qui s'accompagne très bien d'une tasse de café! La différence avec l'internet réside justement dans cette réalité, en terme de convivialité mais aussi d'usage, puisqu'en choisissant de regarder telle ou telle vidéo, le spectateur établit sa propre programmation.
- Pouvez-vous nous éclairer sur la signification de ce titre, Prends garde! A jouer au fantôme on le devient?
- Si on interprète "fantôme" par "média", on obtient l'idée que tout un chacun construit son propre média dès lors qu'il constitue sa collection de vidéos, puisqu'il établit des liens intertextuels entre les films. Le living-room domestique peut devenir un lieu de résistance, de prise de distance critique vis-à-vis des principaux médias et révéler que le spectateur est de cette façon toujours actif. Dans l'exemple de Prends garde!, cette résistance naît à l'intérieur de ce qui est un média en soi, qui plus est mobile et évolutif. Je pense que c'est là qu'il est possible de proposer quelque chose, lorsqu'on opère de l'intérieur.
- Votre film Dial H-I-S-T-O-R-Y découle de votre expérience de la vidéothèque. Est-ce que le film se veut être une démonstration de la façon de se réapproprier et d'articuler des sources, sur la base d'un sujet arbitraire - les détournements d'avion -, ou aviez-vous comme point de départ le sujet, qui a ensuite déterminé la forme?
- Il y a plusieurs entrées en fait. Le sujet des détournements d'avion peut se lire comme une métaphore du détournement des images et de leur contexte, à la manière de la vidéothèque. C'est un pouvoir iconoclaste accessible au spectateur aussi bien qu'une stratégie esthétique sur laquelle repose le film. D'un côté il y a les images que je détourne pour susciter un débat, de l'autre les événements que je situe dans leur contexte historique, en précisant les lieux ou les dates, mais dans une forme proche de ce qu'on voit sur CNN par exemple, qui opère déjà une recontextualisation en soi en transformant la narration en soap opera ou en insérant des pubs ente les infos. C'est aussi une recherche sur la relation complice entre l'histoire et la télévision, qui s'inscrit dans une chronologie spécifique : l'évolution de la façon de représenter les détournements d'avion à la télévision. Le film démarre d'ailleurs sur la première représentation télévisuelle en direct d'un tel détournement. Il y a ensuite deux niveaux de commentaire sur les images : une narration fictionnelle fondée sur des extraits de Mao II et de Bruits de Fonds de Don DeLillo, où s'opère une discussion entre terroriste et écrivain, et un commentaire personnel plus critique.
- Y a-t-il un lien entre la vidéothèque et l'écriture spécifique du film, dans le montage d'archives ou de sources extérieures par exemple?
- II n'y a pas que des archives, même si ça représente la majeure partie du film. J'ai aussi mixé des séquences filmées avec mon caméscope, des scènes très intimes : des chambres où j'ai vécu, mes expériences de voyages, un réel investissement autobiographique. Le point de départ de ce travail est en effet un thème très intime, l'idée des adieux, que j'ai confronté à une vision plus large. Le thème du détournement est une métaphore pour parler d'autre chose et Dial H-I-S-T-O-R-Y s'articule effectivement autour de plusieurs axes, à la manière de la vidéothèque.
C'est une analyse des détournements d'avion et du terrorisme mais il y aussi, sous-jacent, le thème de la maison par exemple. Leila Khaled qui milite pour la Palestine, est symboliquement à la recherche d'une maison, à l'échelle d'un peuple. C'est aussi cette image récurrente du Magicien d'Oz où la tempête emporte la maison ailleurs, ce que j'ai développé différemment dans le programme de la vidéothèque à Berlin. Les deux travaux illustrent la transgression violente des frontières pour atteindre une utopie politique. La maison, le lieu de réunion de la famille, est véritablement absorbée par la télévision, qui est devenue un membre de la famille, et c'est ce lien que l'on entretient avec la télé et ce qui peut s'y produire que je veux interroger. En ce qui me concerne, par exemple, j'ai assimilé ces images et elles m'appartiennent comme si je les avais filmées. Cette forme véritable de schizophrénie appartient à tout spectateur. Il n'y a que le regard critique qui puisse nous faire sortir de cette schizophrénie, ce que j'ai voulu montrer avec la vidéothèque. On est toujours à l'intérieur et à l'extérieur, il n'y a donc pas de distance dans le regard qu'on porte sur les images. C'est comme ça que fonctionne la mémoire.
- Justement certaines images reprises dans Dial H-I-S-T-O-R-Y sont certainement celles parmi les plus spectaculaires qu'il nous ait été donné de voir à la télévision. Le crash de l'Airbus lors d'un vol de démonstration fait partie de notre répertoire visuel. Dans votre film, vous nous rappelez qu'il y a des regards multiples en amont ou en aval des faits : des circonstances politiques, sociales...
- Oui, mais en même temps dans l'expérience individuelle qu'on a de ces événements, on n'est pas mis à distance, même les données géopolitiques globales envahissent nos foyers. Ces images font partie d'un fonds commun mais nous appartiennent aussi en propre. Dans cette relation entre l'individu et l'image, il faut aussi considérer l'évolution visible de la télévision : l'accélération du flux d'images, le passage du film à l'explosion de la vidéo dans les années quatre-vingt et l'arrivée de l'information permanente avec CNN par exemple. Notre rapport avec l'histoire, et aussi avec la réalité, a changé en conséquence, notamment du fait de ce présent permanent. Notre rapport avec la mort et sa représentation ont changé aussi. Pour illustrer de façon ironique l'effondrement de la distance entre l'individu et la télévision, j'ai mis à la fin du film l'interview d'une survivante du crash du Boeing de la Panam à Lockerbie, qui dit "je regardais This is your Life lorsque l'avion a arraché mon plafond et m'a projetée tête la première dans l'écran de la télé!"
- Tout ce qu'on pourrait identifier comme image absurde, obscène, drôle ou dramatique est mis à distance à la fois dans le travail de montage et dans la superposition de la musique, contrairement à la sur-dramatisation à laquelle la télévision nous a habitué.
- J'ai horreur d'être didactique, en fait. On a déjà comparé mon film à La Société du spectacle de Guy Debord, qui nivelle aussi les images dans le recours à une voix off, qui plus est assez sèche. En même temps, avec Dial H-I-S-T-O-R-Y il était important d'explorer les phénomènes d'identification et de plaisir, d'amener le spectateur à prendre une distance critique tout en l'impliquant, en intégrant son propre voyeurisme. Comme cette femme japonaise à la recherche de son mari dans l'aéroport qui est suivie très longtemps par la caméra. C'est en quelque sorte le voyeurisme du voyeurisme. Je veux dire que le corps intime, dans le sens de ce que dit Foucault, est complètement contrôlé. Le corps est mis à nu dans la publicité et devient transparent, montré dans ses plus petits détails, il est suivi de façon permanente avec les dispositifs de surveillance omniprésents, de la caméra aux rayons X, et nous nous conformons à ce regard inquisiteur.
Le désir ultime qu'on a des catastrophes est un aspect de notre relation à la mort. Dans cette relation, les médias sont devenus la clé de toute représentation. Ils peuvent assassiner le terroriste, comme dans la séquence du preneur d'otages à Leningrad qui a une balle dans le ventre et qui est interviewé par le journaliste jusqu'à ce qu'il expire. L'homme ne peut plus répondre à la question sur les motifs de la prise d'otage. C'est une déclaration finale, on ne peut rien ajouter. L'image a choqué mais la fin de cette séquence montre comment le média se retrouve seul face à lui-même. C'est "post-cynique".
- Le détournement des images permet à ce titre de les lier dans une réécriture proche d'une fiction, avec ses protagonistes, de Castro à Clinton, ou ses héros, comme Leila Khaled. Cette réalité devient fictionnelle déjà dans son traitement médiatique et aussi dans la façon dont vous la traitez vous-même.
- Ce sont en fait les infos qui ont récupéré les codes de la fiction, de même que Hollywood s'est approprié les sautes d'images et tremblements de caméra pour montrer un tremblement de terre ou un assaut militaire, pour produire un effet de réalité. La télé et le cinéma s'échangent leurs stratégies esthétiques. CNN et les autres chaînes ont aussi récupéré l'utilisation de la musique pour dramatiser leurs sujets. Le montage des nouvelles télévisées fonctionne sur cette fictionnalisation. A l'inverse, les drames que l'on vit dans le réel perdent en crédibilité, puisqu'il n'y a ni violon, ni angle dramatique qui vient appuyer l'événement et il n'y aura bientôt plus qu'Hollywood pour nous arracher des larmes!
- Le titre Dial H-I-S-T-0-R-Y illustre cette invitation à réécrire l'histoire, à la réinterpréter.
- Oui, et dans la possibilité de le faire en direct, simplement en composant un numéro de téléphone, pour faire une comparaison avec tous ces services téléphoniques qui existent. Aujourd'hui, nous sommes impliqués dans le jeu du spectacle de l'histoire en temps réel. Peut-être qu'un jour on pourra commander un passage de l'histoire et choisir une fin différente ! L'exemple de Wag the Dog (Des Hommes d'influence) montre l'inverse de ce qui se produit habituellement: la fiction anticipe les faits réels, en l'occurrence un président qui invente une guerre pour détourner l'attention des médias de sa vie privée. Hollywood a été plus rapide! L'autre aspect, c'est que Saddam Hussein a fait diffuser Wag the Dog sur la chaîne nationale irakienne. Ça mène encore plus loin le jeu d'appropriation des médias et de spectacularisation des événements.
- La métaphore du détournement commente l'écriture, dans la déprogrammation des images pour en reprogrammer le sens. Les terroristes essaient aussi à leur manière de changer le sens des événements. C'est un peu autoréflexif par rapport au montage.
- Oui, le film en est le miroir. Ça reflète aussi l'idéologie du zapping, qui peut être une forme extrême de poésie, plus loin que le collage. La guerre du Golfe a été une source d'inspiration énorme pour moi : c'est un véritable spectacle, des images de la mort montées avec du ketchup. II ne manque que les applaudissements ou les rires enregistrés. Comment couper les images de la mort avec de la pub? CNN a fait de l'information un produit marchand. Dans mon film, il y a cette image d'un homme qui tombe d'un avion d'Iranair, sur la piste de Lamaca à Chypre, puis il y a un noir mentionnant "insert commercial here". C'est une séquence que j'ai prise telle quelle. C'est une rupture de sens comme aurait pu le faire Brecht. Pour moi c'est comme l'union inconsciente de deux traditions : la fictionnalisation et la dramatisation de l'histoire telle qu'on la trouve chez Eisenstein et celle de la présence de la caméra dans l'image, comme chez Dziga Vertov, qui révèle l'idéologie du médium.
- Y a-t-il un lien entre la figure du terroriste et celle de l'artiste? Le terroriste représente une forme d'engagement ultime dans la défense d'une idée, et un commentaire dans le film dit que "là où le terroriste peut gagner, l'écrivain perd."
- Je ne voudrais pas faire d'abstraction politique sur la signification du terrorisme. Sur cette relation, je cite Don DeLillo qui oppose la place du terroriste dans la vie publique à celle de l'écrivain, qui n'a plus la même valeur qu'au siècle dernier. DeLillo insinue que le terroriste a remplacé le rôle de l'écrivain dans la société, ce qui est juste, d'autant plus que le terroriste sait utiliser les médias. Mais c'est une autre conversation, qui porterait sur les bouleversements idéologiques des années 60-70 et l'héritage des projets utopiques et révolutionnaires qui a implosé dans les années 80. La phrase que vous citez est aussi une forme de provocation, mais j'ai toujours voulu le faire d'une manière contextualisée, et non abstraite, par rapport à des images très historiques. Aujourd'hui, le terrorisme en Palestine ou d'extrême-droite aux États-Unis ne peuvent certainement pas avoir la même signification.
- Mais certaines choses sont quand même soulignées, dans le montage ou dans le commentaire, comme les différences politiques bien sûr, mais aussi sociales ou culturelles qui opposent frontalement l'occident à des minorités autres.
- Oui, mais le mot terroriste est devenu vide de sens dans sa relation aux médias. L'acception du mot entre dans des enjeux de pouvoir, impliqué dans un spectacle mondial. Reagan s'est approprié ce jeu. Un jeu avec ses dérives obscènes dans l'énorme information faite sur la mort d'un Américain sur un vol de TWA en 1987 et en opposition, le silence sur la politique de l'administration de Reagan en Amérique Centrale. Cette spectacularisation sert à déguiser des hypocrisies qui se situent bien plus haut. Le pouvoir politique a considérablement récupéré le spectacle du terrorisme. De plus en plus les grands groupes terroristes comme celui d'Abou Nidal ont été infiltrés, en l'occurrence par le Mossad israélien, pour que ce jeu obscène se fasse sous leur nom.
- C'est un jeu à double sens, puisque les terroristes usent de ce mode d'action en particulier, pour pouvoir capter l'attention médiatique et devenir visibles.
- Au début, oui, parce que le terrorisme avait des noms : Ulrike Meinhof, Leila Khaled, Kozo Okamoto ou Mouna Abdel Majid... Ils ont été montrés par les mass-media, puis on est passé des pirates de l'air aux bombes anonymes dans les valises sans aucune revendication. Alors les grands pouvoirs politiques se les approprient comme des attentats contre leurs causes. Donc ça devient de plus en plus un jeu médiatique dans lequel n'importe qui peut être impliqué. C'est comme chez Don DeLillo où l'écrivain est son propre sujet vis-à-vis des mass-media. Il s'interroge sur la nécessité de l'écriture et le sort de l'individu au moment où l'histoire est passée aux mains des foules et s'évapore dans la culture de la catastrophe. Prenons par exemple ce couple en voyage de noces aux Comores qui ont filmé par hasard un avion détourné s'écrasant dans la mer. Ils ont ensuite été invités sur CNN. Donc les spectateurs peuvent envoyer leurs petites catastrophes et intégrer les médias. Les héros ne sont plus les terroristes, mais les spectateurs, voire même l'image en elle-même. La relation avec l'histoire s'annule, au profit de l'image. Virilio a écrit que chaque nouvelle technologie invente aussi ses catastrophes, comme l'invention de l'avion amène l'invention de la chute de l'avion. Avec l'apparition de la télé on a un inventé autre rapport avec la catastrophe et avec la mort. A ce titre, dans le cas de la guerre du golfe, la distance entre les caméras et les faits semblait plus proche - si proche même que des caméras étaient montées sur les missiles - alors qu'on a considérablement allongé la distance critique pour vendre la technologie de la guerre chirurgicale. Au-delà de la complicité de la télévision d'aujourd'hui, c'est l'histoire elle-même que les médias sont en train de vendre!
(Entretien avec Pierre Bal-Blanc et Mathieu Marguerin, Blocnotes No.15, été 1998, p. 84-89)